XXIX
Un peu plus tard, Lars se retrouva sous terre, dans l’une des grandes salles silencieuses de conférence de la citadelle, du Kremlin comme on disait, de la Forteresse Washington, la capitale des deux milliards d’habitants du Bloc-Ouest (Ils étaient moins nombreux maintenant, se dit Lars, mais il ne voulait pas penser à cette catastrophe pour concentrer toute son attention sur un point précis.)
Il avait ouvert le paquet que lui avait envoyé Henry Morris par courrier instantané. Une note d’Henry le prévenait que c’était le seul jouet-labyrinthe conçu par les entreprises Klug et mis au point par Lanferman Associates au cours des six dernières années.
Le paquet contenait un petit jouet carré.
— Une brochure, imprimée par les soins de Vincent Klug, l’accompagnait. Déjà, il l’avait relue plusieurs fois.
Le labyrinthe était en lui-même d’une extraordinaire simplicité, mais il représentait pour son prisonnier un obstacle infranchissable. Quel que fût son intelligence, sa détermination, la persévérance avec laquelle il essayait d’éviter une barrière, de revenir sur ses pas, de s’engager dans un autre couloir, le prisonnier ne pouvait qu’échouer. Il ne sortirait jamais de ce dédale, il ne retrouverait jamais la liberté. Parce que la structure du labyrinthe, grâce à une pile garantie dix ans, se modifiait constamment.
Un beau jouet, pensa Lars. Avec lequel on pouvait vraiment « s’amuser ».
Mais la question n’était pas là. Cela n’expliquait pas pourquoi ce jouet se trouvait maintenant devant lui, sur cette table. Comme la brochure le disait, c’était un jouet d’une grande complexité psychologique. L’élément nouveau, inspiré, par lequel Vincent Klug, fabricant de jouets, espérait atteindre enfin le succès, était ce qu’il appelait le facteur « empathique », c’est-à-dire la connaissance d’autrui. Pete Freid, assis à côté de lui, dit :
— C’est pourtant moi qui l’ai construit. Eh bien, je ne vois vraiment pas comment ce labyrinthe pourrait devenir une arme de guerre. Et Vincent Klug non plus : j’en ai discuté avec lui, avant et après avoir fait ce prototype. Je sais parfaitement qu’il n’a jamais pensé à une arme.
— Cela, nous le savons. Pourquoi dans cette période de sa vie, Vincent Klug, fabricant de jouets, se serait-il intéressé à des armes ? Mais ensuite, Vincent Klug…
Eh oui, Vincent Klug avait changé, à cause justement de ce jouet.
— Dites-moi, Pete, quelle sorte de personnage est Klug ?
— Vous l’avez vu vous-même. Il a l’air d’une baudruche bien gonflée. On a l’impression qu’il se dégonflerait si on le piquait avec une épingle.
— Je ne vous demande pas ce qu’il est physiquement, mais ce qu’il est à l’intérieur. Au fond de lui-même, comment est la « machine » qui le fait agir ?
— Vous venez de dire là quelque chose d’étrange… Une fois de plus, Lars ressentit le malaise qui l’étreignait de temps à autre depuis son entretien télépathique avec le vieux Vincent Klug :
— Quoi donc ?
— Cela me rappelle l’un des projets qu’il m’a montré il y a longtemps, des années de cela. C’était une idée qui ne le lâchait pas. En fin de compte, il l’a abandonnée, grâce à Dieu, car cela ne me plaisait guère…
— Un androïde ?
— Comment le savez-vous ?
— Que voulait-il faire avec cet androïde ?
Pete se gratta le crâne :
— Je n’ai jamais très bien compris. Mais l’idée me déplaisait. Et je le lui ai dit chaque fois qu’il m’en a parlé.
— Vous voulez dire qu’il voulait construire des androïdes ?
— Il demeurait dans le vague. Il insistait surtout sur leur ressemblance totale avec les êtres humains. Et il y avait dans cette insistance quelque chose qui me repoussait… Bref, j’admets que Klug est fait de plusieurs couches, qu’il n’est pas d’un bloc. Bien que j’aie travaillé avec lui, je n’affirmerais pas que je le connais bien, pas plus que je n’ai jamais compris à fond ce qu’il voulait faire avec ses androïdes. De toute façon, il a abandonné son projet. C’est alors qu’il a conçu ce jeu…
Voilà qui explique les dessins de Lilo, ses dessins d’androïdes, pensa Lars.
Le général Nitz, assis en face d’eux, avait jusqu’alors gardé le silence :
— Si j’ai bien compris, la personne qui se livre à ce jeu, et ceci – il indiqua du doigt le prisonnier minuscule, pour l’instant inerte, puisque le contact n’était pas mis – se trouvent sur la même longueur d’onde : il y a entre eux identité d’émotions. Cette créature… mais qu’est-elle donc ?
Il avança la tête, clignant des yeux, et pour la première fois Lars s’aperçut qu’il devait être légèrement myope.
— … Ça a l’air d’un ours, ou d’un de ces woubs vénusiens, une de ces petites bêtes rondelettes qu’adorent les enfants. Il y en a quelques-unes dans l’enclave phénotypique du zoo de Washington. Les gosses ne se fatiguent jamais de les regarder.
— C’est parce que justement le woub vénusien possède un certain pouvoir télépathique, bien que limité, dit Lars.
— Tout comme notre marsouin, d’après ce qu’on vient de découvrir. Ce n’est donc pas unique. C’est pourquoi les gens ont eu l’impression que le marsouin était très intelligent. Sans savoir pourquoi.
Lars abaissa le levier ; dans le labyrinthe, la petite créature adorable, toute rondelette dans sa fourrure soyeuse, commença à bouger.
— Observons-la.
D’un seul coup, Pete se mit à rire : la petite créature venait de rebondir comme une balle de caoutchouc contre un obstacle qui avait surgi, à l’improviste, devant elle :
— Qu’y a-t-il de drôle ? dit Lars.
— Et vous, qu’avez-vous ? demanda Pete, intrigué par le ton de Lars, comprenant soudain que quelque chose n’allait pas.
— Ça vous paraît drôle ? Alors qu’elle lutte pour sortir de sa prison. Mais regardez bien.
Après avoir étudié rapidement la brochure, il enserra dans ses mains le cadre du labyrinthe, tâtonna on instant pour repérer les deux plots de contact.
— … Si j’appuie sur celui de gauche, j’augmente les difficultés du labyrinthe, et par conséquent la perplexité de la victime. À droite, au contraire, je réduis les difficultés qu’elle éprouve.
— Je le sais bien, fit Pete. C’est moi qui ai construit ce jeu.
Le général Nitz sourit :
— Lars, vous êtes un homme d’une grande sensibilité. Voilà pourquoi nous vous trouvons « difficile ». Et c’est à cause de cette sensibilité que vous êtes un médium.
— Disons une prima donna, dit Lars.
Il ne pouvait plus quitter des yeux la machine semblable à un woub miniaturisé, victime des obstacles sans cesse changeants qui altéraient constamment la configuration du labyrinthe. Et soudain, il comprit :
— Dites-moi, Pete. N’y a-t-il pas dans ce jouet un élément télépathique qui doit influencer celui qui le fait fonctionner ?
— Oui, jusqu’à un certain point, naturellement. C’est un circuit qui crée une impression presque inconsciente d’identification entre l’enfant qui joue et la créature emprisonnée.
Il se tourna vers le général Nitz pour poursuivre son explication :
— … D’après la théorie de Vincent Klug, ce jouet doit enseigner à l’enfant le respect de tous les organismes vivants. Il doit développer le sentiment empathique de l’enfant, lui apprendre à penser aux autres. En appuyant sur le contact de droite, il soulage le prisonnier.
— Mais il y a le contact de gauche…
Le ton de Pete devint légèrement condescendant :
— C’est une nécessité technique. Si vous n’aviez qu’un facteur qui facilite les efforts du prisonnier, il parviendrait à s’échapper du labyrinthe, et ce serait la fin du jeu.
— C’est-à-dire que vers la fin, on cesse de presser le bouton de contact qui facilite les efforts du prisonnier, et si cela ne suffit pas, on actionne le contact de droite, qui multiplie les obstacles. À mon avis, au lieu de renforcer les tendances de pitié, de sympathie, de l’enfant, ce jeu peut au contraire favoriser ses instincts sadiques.
— Certainement pas ! dit Pete.
— Pourquoi donc, s’il vous plaît ?
— À cause du circuit télépathique producteur d’empathie. Faites un effort pour comprendre, Lars, espèce d’idiot ! Le gosse qui fait fonctionner ce jeu s’identifie à la victime. C’est lui, le prisonnier. Voilà ce que veut dire le mot empathie, et vous le savez bien, bon Dieu ! Le gosse, s’il voulait torturer sa victime, se torturerait lui-même. Compris ?
— Je me demande alors ce qui se passerait si le circuit télé-empathique était activé.
— L’enfant se sentirait pris, absorbé. Il ne pourrait pas se dégager, sur le plan émotif, du sentiment d’identité qu’il aurait avec le prisonnier…
Il s’arrêta, se léchant la lèvre, réfléchissant soudain. Lars poursuivit :
— Supposons alors qu’il y ait une modification des commandes, de sorte que les deux contacts tendent, mais d’une manière diffuse, à augmenter les difficultés Que rencontre le prisonnier. Est-ce possible au point de vue technique ?
Pete ne réfléchit qu’un instant avant de répondre :
— Certes !
— Et on pourrait fabriquer ce jouet en série, à la chaîne ?
— Pourquoi pas ?
— Le woub vénusien que représente ce jouet minuscule est un animal extra-terrestre. Et pourtant, grâce à ses facultés télépathiques, il trouve le moyen de nous toucher. Est-ce qu’un circuit télé-empathique semblable à celui-ci pourrait affecter n’importe quelle forme de vie douée de sensibilité ?
— C’est possible, admit Pete. Pourquoi pas ? Toute forme de vie assez intelligente pour recevoir les émanations du circuit en serait affectée.
— Même une forme de vie chitineuse aux réflexes semi-mécaniques ? Des formes évoluées d’ancêtres à exosquelette, qui ne soient pas des mammifères à sang chaud ?
Pete se tourna vers le général Nitz. Dans son excitation, son débit s’accéléra :
— Ce qu’il veut dire, général, c’est que nous pouvons reconstruire l’appareil de sorte que l’opérateur se prenne à ce piège émotif, qu’il ne puisse plus s’en dégager, qu’il ne puisse jamais diminuer la fréquence et la sévérité des obstacles, des inhibitions qu’il ressentirait comme étant la victime. Avec, pour résultat…
Lars lui coupa la parole :
— … Une désintégration mentale rapide, totale.
— Et vous voudriez, Lars, que Lanferman Associates construise en série ce jouet une fois qu’il sera modifié, pour que nous le distribuions aux envahisseurs. Mais nous ne pouvons pas le leur distribuer. Ils sont hors d’atteinte, qu’ils viennent de Sirius ou d’ailleurs.
— Si, dit le général Nitz. Mais si, nous le pouvons.
Nous pouvons stocker des quantités de dispositifs semblables dans tous les centres urbains qui intéressent ces négriers. Quand ils mettront la main sur nous, ils mettront la main sur ces dispositifs…
— Je vois, dit Pete.
— Alors, qu’attendez-vous, au travail, vite ! ordonna Nitz.
Mais Pete tenait les yeux fixés au plancher, la mâchoire crispée :
— C’est-à-dire que nous allons les atteindre à cause, peut-être, du seul sentiment moral qu’ils aient. Sans quoi, ce jeu n’agirait jamais sur eux.
Il eut un geste furieux vers le labyrinthe.
— … C’est donc cela : leur point faible est justement ce qu’ils ont de bon. Franchement, je n’aime pas cette idée.
Le général avait pris la brochure, la parcourait :
— Ce jeu est d’une grande complexité psychologique : il enseigne à l’enfant l’amour, le respect, des autres créatures vivantes, non pas pour ce qu’elles peuvent faire pour lui, mais pour elles-mêmes.
Il replia la brochure, la tendit à Lars, se tourna vers Pete :
— … Alors, quand ?
— Une douzaine de jours. Treize jours peut-être.
— Disons huit, pas un de plus.
— Soit. Huit.
Il se passa une fois de plus la langue sur sa lèvre inférieure parcheminée, puis soupira :
— … J’ai l’impression que je vais transformer un crucifix en bombe explosive.
— Allons, du courage ! dit Lars.
Il avait recommencé à jouer, à manipuler les deux contacts, puis un seul, celui qui diminuait les difficultés auxquelles se heurtait le prisonnier. À un moment donné, on eût dit qu’il allait enfin atteindre la sortie. Alors, au dernier moment, Lars actionna le bouton de gauche, et un obstacle imprévu, sans un bruit, se dressa devant la victime, le séparant définitivement de la liberté entrevue.
Et Lars, le responsable de ce drame, ressentit lui aussi cette déception, cette souffrance, non pas d’une manière aiguë, mais assez consciemment pour regretter son geste. C’était trop tard : le labyrinthe s’était totalement transformé, emprisonnant à jamais sa victime.
C’est pourtant vrai, se dit-il. Ce jeu enseigne à l’enfant qu’il lui faut être bon et charitable.
Mais maintenant, c’est à nous d’en faire autre chose, une arme. Parce que nous autres, les cadres, nous sommes les dirigeants de cette société, parce que nous tenons littéralement entre nos mains le sort de notre espèce, parce que nous en sommes responsables. Quatre milliards d’êtres humains tiennent les yeux fixés sur nous. Et ce ne sont plus des jouets que nous fabriquerons…